Pour chaque itinéraire il y a inévitablement
un début, un premier pas, une première rencontre. Ma découverte
des Chartreux -de la vie cartusienne- et plus tard de la vie monastique s'est
passée il y a près de 30 ans. Au départ il y avait le besoin
tout simple de connaître ce que Saint Bruno avait construit, avait laissé
au monde il y a plus de 900 ans. Je connaissais déjà la région,
les montagnes, les sources du Guiers Vifs et celles du Guiers Mort, Saint Pierre
de Chartreuse et la montée au Grand Som, j'avais déjà longé
le monastère et regardé ses toits d'ardoises bleutées qui
brillent lorsque le jour se ferme, j'avais forcément déjà
entendu ses clochers -flèches sombres pointées vers le ciel- rythmant
à intervalles réguliers les différentes heures des offices.
Je connaissais un peu la Chartreuse, elle ne m'était pas étrangère.
Elle m'était inconnue.
Je voulais en savoir plus. Un rendez-vous pris avec le père Prieur par
une belle journée du mois d'août, le lendemain, à l'aube,
la porte étroite du monastère s'entrouvre pour moi. Le Père
Prieur m'attendait.
J'ai découvert en quelques heures le cloître immense et vide aux
dalles de pierre qui résonnent, la bibliothèque remplie de secrets,
le cimetière et ses croix de bois noires et penchantes et celles de pierres
effleurées par la mousse, les jardins aux odeurs de tisane, les cellules
au dénuement sans concession, quelques frères entrevus, quelques
mots échangés...
Lentement, le père Prieur m'accompagne, guide mes pas dans ce monde inconnu.
J'ai su quelques jours plus tard qu'il était le prieur Général
des Chartreux. Bruno nous avait rapproché, il me resterait la vie pour
comprendre.
De cette première rencontre subsistent une trentaine d'images et beaucoup
d'émotion. Ces images vont me porter, me nourrir pendant plusieurs semaines,
plusieurs mois. Des expositions, des rencontres autour de ce travail et de cette
démarche. J'avais découvert les lieux, il me fallait maintenant
comprendre les hommes qui habitaient ces lieux, comprendre comment ils vivaient
; remonter le fil du temps jusqu'à l'origine, jusqu'en 1084, jusqu'à
saint Bruno. Quelques livres, lus et relus. Ma vie ne sera plus jamais comme
avant...
J'ai fait d'autres rencontres dans d'autres Chartreuses en France, en Suisse.
Ces hommes de Dieu me sont devenus familiers, je me sentais près d'eux
pour quelques instants, quelques prières à Casalibus, quelques
marches à pas lents dans le Désert de Chartreuse, quelques mots
échangés à La Valsainte, un repas à la Chartreuse
de Portes quelques années plus tard. Je suis devenu un peu plus photographe
en me spécialisant par un travail continu sur la vie monastique. J'ai
rencontré les Cisterciens, les Bénédictins, les Carmes,
les Clarisses, les Dominicains, les Carmélites en France au Liban en
Israël, en Albanie, à Taiwan. Ces rencontres se sont succédées
lentement, sans effraction, sans bris de clôture... Il me fallait vivre
auprès d'eux pour approcher une spiritualité que je n'osais envisager.
Saint Bernard aimait les vallées, Saint Benoît les collines, Saint
François les faubourgs, Saint Ignace les grandes villes, Saint Dominique
la pauvreté des villages, Sainte Claire la solitude et le dénuement
des cloîtres, Saint Bruno aimait le silence des montagnes et celui des
cellules. Ce silence, je l'ai cherché, j'en ai eu besoin, je l'ai trouvé,
au-delà des images.
Mémoire
de pierre, abbayes cisterciennes ou bénédictines, monastères
chartreux, de quoi vous souvenez-vous ? D'avoir reçu tant de prières,
tant de ferveurs. Pierres, je vous envie. De granit ou d'ardoises, mémoire
minérale, bibliothèque géologique des ferveurs séculaires,
sites conservant à qui sait entendre un silence sonore animé de
la prière des contemplatifs.
Un photographe, ce n'est pas simplement un regard même attentif qui cherche
et qui se pose n'importe où. C'est toujours autre chose. Il ne peut limiter
son travail à un vague témoignage sur l'espace ou sur le monde
qui l'entoure : il sait qu'il doit travailler sur la vie, sur la mort, sur le
beau et le laid, sur l'ombre et la lumière, par ces alternances il parvient
parfois à donner envie, à émouvoir, essayant par un esprit
quelquefois audacieux de se rapprocher de la lumière... fut-elle divine.
Une image ce n'est pas seulement un rendu, une représentation exacte
de la vie ou pire encore la résultante chanceuse des hasards rencontrés.
Ces hasards ne sont jamais à la mesure de notre ignorance, ils en sont
presque toujours les limites. Alors, un jour, peut-être que l'image obtenue
devient la trace de cette opération de captation du territoire visuel
de nos émotions.
Entre
la photographie et la contemplation la complicité paraît évidente.
Toutes les deux sont affaire de pureté, de transparence. Pour un contemplatif
et pour un photographe il faut savoir être patient ; apprendre sans relâche
à garder son âme immobile devant quelque chose de beau. Chercher
Dieu est une aventure aux méandres difficiles, on sait bien qu'il est
insaisissable, souvent on croit " le saisir " et par là-même
saisir la lumière, faire " la photographie" et puis la flamme
vacille, s'éteint, l'image ne sera pas. Demain, il faudra recommencer.
Depuis 20 ans je recommence sans lassitude, sans but à atteindre Je ne
me voyais pas " tondu sous un capuchon blanc " récitant dans
la nuit quelques psaumes en latin. Je ne me voyais pas non plus donner tout
mon coeur au travail et puis, lorsque sonne la cloche qui précède
de quelques minutes le prochain office, abandonner sans attendre le jardin,
l'étable, le cloître, le scriptorium, le frère avec qui
l'on travaille pour rejoindre rapidement l'église, la communauté,
la prière... Obéissance prompte, joyeuse, spontanée...
Je n'ai pas eu d'appel monastique. Je l'ai souhaité voulant presque le
provoquer, le cueillir sur un arbre en passant... Je n'ai pas eu d'appel, peut
être quelques murmures, quelques tentations que le temps n'a jamais assouvies
ni complètement effacées. Moi aussi je souhaitais ma part de silence
et de prière, ma dose de sourire, de bonheur en Dieu et ma place au milieu
de toute la communauté. Je me sentais bien partout et en même temps
incapable de me fixer dans un lieu. Je voulais être Chartreux à
Cîteaux et Trappiste à Saint Wandrille, Bénédictin
à la Grande Chartreuse et Carmes à Mont des Cats, cuisinier à
Ganagobie et convers à Timadeuc au milieu du granit, cordonnier au Barroux
ou remplissant des sachets de café africain à Aiguebelle au milieu
des lavandes et des pierres taillées. Je me voyais parfois ermite à
la Sainte Baume ou photographe à La Trappe... Toutes ces abbayes se mélangeaient
pour n'en former qu'une seule et dans laquelle, je ne vivrais pas.
Je
me voyais un peu partout ; m'identifiant à un frère connu et que
je sentais fort ; en voyant leur réussite j'avais, moi aussi, envie de
réussir. Je voulais être frère Sébastien à
Sept-Fons et frère Simon à Aiguebelle, frère Isidore à
Boscodon ou frère Thomas à la Trappe, Père Philippe à
Bellefontaine et frère Didier à Tamié, frère Vincent
à la Pierre qui Vire, frère Raoul à la Chartreuse de Portes,
frère Hervé chez les Dominicains et frère Olivier-Marie
à Saint Michel de Frigolet et parfois, en secret, frère Théophane
à Latroun au Liban...
Je me voyais tout cela, mais ne le suis pas devenu... J'ai choisi d'autres chemins,
d'autres réussites, d'autres échecs, d'autres formes de vie, une
autre façon de prier...
Dans ce monde qui ne nous laisse que peu de temps pour réfléchir,
peu de place pour nous exprimer, peu de moments pour nous arrêter, comment
définir les rencontres qui justement ont fait naître nos plus intenses
émotions celles des mouvements de l'âme et du coeur, celles précisément
que l'on découvre lentement lorsque l'on prend le temps de cette halte
nécessaire. Comment vivre ces fragments de vie extirpés de notre
quotidien ? Comment faire pour être le plus près possible de la
vérité ne pas trahir, ne pas mentir, ne pas faire de mal ... Comment
s'enthousiasmer sans excès pour l'existence de ceux qui ont choisi cette
forme de vie particulière.
Il y a des lieux qui invitent inexorablement au silence ou plutôt à
l'absence de bruits inutiles, tentation d'une vie qui semble être idéale
à celui qui découvre, le temps d'une visite, d'une prière.
Dans ces lieux tout est mémoire, les pierres, les arbres, le chemin des
moines qui mène à l'Abbaye depuis la vallée, la salle du
chapitre, la pierre rougie des incendies passés, les traces des mutilations
révolutionnaires, le ciel prend toujours à témoin le visiteur
qui voudrait oublier le passé ; par facilité ou par ignorance...
La contemplation est l'acte d'une âme qui s'oublie immobile devant quelque
chose de plus beau qu'elle, tout devient simple pour celui qui s'arrête,
s'accordant un répit, découvrant la beauté, cherchant son
origine, voulant en savoir plus. Il y a des lieux qui incitent au bonheur du
questionnement sur soi-même ; les abbayes peuvent nous aider. La réponse
est ici, acceptons là, alors notre âme se rapprochera pas à
pas, sans précipitation, de la nature et de son Créateur.
" Le moine est celui qui voudrait dire au monde une parole si énorme
qu'il est obligé de se taire puis, pour la chanter, il emploie toute
sa vie comme langage. Mais cela ne suffit pas. Il la crie alors par sa mort...
Finalement même, cela n'est pas assez, il doit ressusciter et vivre à
jamais. "
Je
ne me voyais pas m'éloigner à jamais de ces hommes qui prient.
De ces rencontres j'ai gardé la nécessité de ces moments-là-là,
le goût du silence et celui du sourire des hommes qui m'avaient accueilli.
Alors j'ai pris un bâton de pèlerin pour mieux frapper à
la porte des lieux qui ont bien voulu m'attendre. Peut-être que par l'image,
un peu comme par la contemplation l'on peut se rapprocher de l'indicible sentiment
d'être un homme avec une âme libérée...
J'ai rencontré dans l'abbaye provençale de Ganagobie un Père
; il m'a longuement expliqué la beauté des mosaïques qui
décorent le sol de son église.
J'ai vu à Vézelay, un jour de solstice d'été, une
lumière aveuglante inonder le sol de l'église dans laquelle des
enfants dansaient.
J'ai entendu à Notre-Dame-des-Neiges un père donner à son
fils les raisons de la prière des moines, il parlait avec des mots très
doux.
J'ai senti près d'une Chartreuse, une odeur d'encens venir jusqu'à
la route où les gens peu nombreux s'arrêtaient, se parlant à
voix basse.
J'ai vu aussi dans une rue indienne, une petite fille sourire en passant devant
le temple de Ganesh où tout un peuple priait. Elle portait dans ses mains
une petite lampe à huile, offrande qu'elle posa sur le Gange.
Les photos ont été faites avec plaisir ; images de préhension
d'une vie que je trouve belle ; l'il collé au Leica, instants décisifs,
regard de hasard ou de providence, ponts jetés entre le visible et l'invisible.
Quelques secondes d'éternité
.
Les photos sont toujours plus belles que les gens qui les font. Peut-être
que ce qui se dit dans ces images n'est pas ce qui est montré, peut-être,
je ne sais plus, je ne sais pas. J'ai simplement essayé
.. Il me
reste tout à comprendre.
Je ne me voyais pas vivre dans une abbaye... mais je me voyais
bien, un jour, y mourir...
© Bruno Rotival 2013
Photographies distribuées par l'Agence Ciric
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